De 1991 à 2008

 

Mosaïque, verre et miroir

Mosaïque, verre et miroir. Photo Marchés d’Asie.

La période Than Shwe : émergence de privilégiés et ouverture limitée

Après la démission de Ne Win en 1988, Than Shwe passa à l’avant de la scène. Comme sous Ne Win, la politique mise en place fut fortement marquée par sa personnalité. Issu d’une famille birmane de Kyaukse, il intègre l’école des officiers de Maymyo (Officers Training School), seule possibilité pour lui de faire carrière, du fait de son bas niveau d’études. Il grimpa dans la hiérarchie et, en 1993, fut élu Président du SLORC, devenant ainsi Premier ministre.

Deux aspects sur cette période méritent d’être mis en avant : l’émergence de privilégiés à l’ambition sans limite, et la signature en cascade de projets d’exploitation de ressources naturelles. Alors que les statistiques du Ministère du Développement économique et de la planification montraient que les Birmans consacraient en moyenne plus de 70 % de leurs revenus à l’alimentation, un petit nombre d’hommes d’affaires voyait le jour qui, avec le soutien du gouvernement, commença à bâtir des fortunes.

Hostile au dialogue et, lui aussi, superstitieux, sa propagande ultra nationaliste repose sur trois mots « Amyo, batha, thathana » : une race, une langue, une religion ; elle était reprise quotidiennement par les médias pour justifier sa politique. Les exactions commises par l’armée sous Than Shwe faisaient partie du système mis en place et sur ses ordres, les soldats agissaient en toute impunité : viols, torture, exécutions extrajudiciaires, enrôlement d’enfants, travail forcé, expropriations et déplacements de populations.

Cette politique eut un lourd impact sur les familles mais aussi sur les villages, par la pression mise sur les chefs de villages et l’obligation de fournir de la main d’œuvre. Elle mèna à la précarisation économique et justifia l’extension de l’armée et le doublement du nombre de soldats, l’augmentation des dépenses militaires à partir de 1988.

Malgré les sanctions et alors que le pays était au bord de la faillite, les premières commandes d’armes arrivèrent en 1988 par l’intermédiaire de Singapour, puis par Singapour venant d’Israël et de la Belgique. Than Shwe se rendit en Chine en 1989 et acheta pour US $ 1,4 milliard d’armement, contre l’exploitation des ressources du pays, marquant le début de l’engrenage du soutien de la Chine. En 1992, les armes arrivèrent du Portugal, transitant par Singapour, pour un montant d’US $ 1,5 million, du Pakistan, d’Ukraine, de Russie et d’Inde. En 1994  eut lieu une nouvelle commande de US $ 400 millions pour des hélicoptères, de l’artillerie, des parachutes, des armes légères.

Face au gouvernement, les armées ethniques elles aussi, s’équipèrent, les armes provenant essentiellement de Chine, qui vendait à tous. L’armée birmane n’était pas pour autant suréquipée, mais le gouvernement en quasi faillite, fit de l’armement et de la lutte contre les groupes ethniques sa priorité et le gouvernement n’ayant pas les moyens de payer correctement ses soldats, poussa à la corruption.

A partir de 1990, avec l’objectif de remettre la main sur les territoires frontaliers le gouvernement se rapprocha des mouvements rebelles, pour négocier des accords de cessez-le-feu contre des avantages qui forçaient les groupes ethniques à abandonner toute revendication politique. Alors que les militaires gardaient le pouvoir après les élections remportées par la LND, l’opposition s’organisa et 8 membres élus de la LND proclamèrent un gouvernement parallèle le 18 décembre 1990 à Manerplaw, quartier général de la KLNA abritant des représentants de trente organisations luttant contre le gouvernement. La ville devint la cible de l’armée birmane et tomba le 27 janvier 1995. Des accords furent conclus avec 19 groupes ethniques. Mais ils reposaient sur des avantages commerciaux d’autant plus intéressants pour le groupe que le cessez le feu était conclu rapidement.

Utilisé largement par l’armée, le travail forcé constitua une importante main d’œuvre gratuite pour la construction et la réfection des infrastructures. En 2000, le Bureau International du Travail, (BIT), estimait à 500 000, le nombre de Birmans astreints au travail forcé, exposés par ce fait à des situations «à risques», et en danger quant à leur survie économique.

Pour compléter la surveillance de la population fut créée en 1993, l’USDA (Association pour l’unité, la solidarité et le développement), enrôlant la population, par branches professionnelles et tranches d’âgeet chargée de surveiller, rapporter l’information et diffuser la propagande. En 1998, l’USDA déclarait 10 millions de membres.

Sur le plan international, face à la répression violente des manifestations de 1988, la communauté internationale mit en place des sanctions qui rejaillirent majoritairement sur la population. Si, début 1990, elles étaient politiques (interdiction de vente d’armes, et refus de visas pour la junte), elles devinrent économiques en 1997 ; les sociétés occidentales qui avaient ouvert près de 150 entreprises les fermèrent, entraînant la perte de 70 à 80 000 emplois. Le pays était, de plus, exclu de tous les programmes d’aide internationaux, alors même que la part du budget consacrée à la santé était extrêmement faible (0,4 %).

Les sanctions stoppèrent dans le même temps la modernisation de l’industrie et l’accès aux nouvelles technologies ; elles furent, de façon générale, un frein considérable au développement, et participèrent indirectement au maintien de la pauvreté. On peut s’interroger sur l’utilité de telles sanctions qui poussèrent  la junte à s’ouvrir à la Chine, accélérant le processus de dépendance.

Les marchés étaient toujours attribués sans appel à la concurrence, contre le versement de royalties, ou par « compensation » permettant de faire réaliser des travaux, ou de s’approvisionner sans engager de dépenses avec pour résultat, un fonctionnement économique très opaque.

L’économie stagnant, les rentrées de devises se firent grâce à l’exploitation des ressources naturelles ; la production de gaz naturel atteignait 4 575 millions de pieds cubes en 1975 (projet de Yadana, exploitation par Total) et, exportée vers la Thaïlande, elle resta longtemps la principale source de devises du pays. Ces revenus ne rentraient pas pour autant dans les caisses de l’État : en 2001, la publication Jane’s Defence Weekly précisait que l’acquisition à la Russie par l’armée birmane de 10 chasseurs MiG 29 avait été financée par l’argent provenant des exportations de gaz (l’acompte pour l’achat des chasseurs fut versé au cours de la semaine où la Petroleum Authority of Thailand, société d’État thaïlandaise, versa à la Birmanie US $ 100 millions pour la vente du gaz). En janvier 2008, des 288 entreprises, propriétés de l’état, 215 avaient été « privatisées », le gouvernement en conservant néanmoins 51 % des parts.

Dans le secteur agricole, le gouvernement continuait à imposer la culture de variétés de riz. D’une part, la variété imposée entraina la disparition de centaines de variétés locales, d’autre part, les Birmans n’aimaient pas ce riz et ne l’achetaient pas. L’accès au crédit pour les paysans était difficile et obligeait les fermiers à emprunter à des prêteurs privés à des taux allant de 120 à 200 %.  Pour pallier la chute des exportations de riz, le gouvernement intensifia l’exploitation des forêts. Selon le rapport financier économique et social annuel du gouvernement birman de 1996, sur 4,51 millions de familles paysannes du pays, 62 %, disposaient de 2,39 acres soit près d’1 ha. Si, dans les zones irriguées, cette surface suffit avec 2 ou 3 rotations de cultures dans l’année, là où les cultures ne reposent que sur les pluies et où une seule culture est possible dans l’année, cette surface n’était pas suffisante.

La corruption se généralisa en raison des salaires insuffisants et le gouvernement fermait les yeux ; une hausse des salaires eut lieu en 2006, mais insuffisante en regard de l’inflation. Les taxes devinrent innombrables : l’enregistrement du lieu de résidence, formalité obligatoire, nécessitait des documents pratiquement impossibles à obtenir, ou le paiement d’une amende ; l’enregistrement à l’école primaire occasionnait le paiement de 4 à 5 000 Kyats, (4 à 5 €) par enfant, obtenir une copie de ses diplômes, 10 € et l’obtention rapide d’un passeport (200 à 300 €). L’enregistrement du lieu de résidence nécessite de venir en personne avec le « formulaire 10 » issu du service de l’immigration du lieu de résidence précédent et portant l’adresse précédente, la preuve de la résidence : acte de propriété ou contrat de location signé. À Thanlwin, un résident a payé 50 000 Kyats soit environ 50 €, à Tamwe, 15 000 Kyats, 15 € ; les policiers ramassaient quotidiennement l’argent autorisant les vendeurs à s’installer sur les trottoirs, et mettaient à l’amende pour tout défaut de paiement de la licence ou de présentation des papiers d’identité ; dans l’enseignement, les professeurs organisaient des cours privés et payant, négligeant les cours officiels…. Des campagnes anti-corruption ont eu lieu dans les départements des impôts, douanes et du commerce mais les plus hauts responsables du gouvernement et de l’armée restent intouchables.

En regard du budget de la défense et du développement de l’armée, quelle était la place donnée à l’éducation et la santé ?  de 2,2 % en 1961, la part du budget de l’État consacrée à l’éducation était de 1 % en 1995 et 4 % en 2003, le taux le plus faible d’Asie. La faiblesse du budget accordé au secteur de la santé montrait qu’il ne s’agissait pas non plus d’une priorité. La Birmanie comptait en 2009 23 709 médecins, soit 1 pour 3 400 habitants. En 2007, l’État avait dépensé 376 Kyats, soit 0,37 € pour la santé et par habitant. Si, selon les statistiques du gouvernement de 2009, entre 1990 et 2008, la mort périnatale, baissa de 45 à 20 pour 100 000, les maladies infectieuses intestinales de 40,8 à 17,8 pour 100 000, les décès par tuberculose augmentèrent, passant de 32,6 à 51,8, ceux par cancer sont passés de 34 à 57, par malaria de 20 à 26,3, et par bronchite, toujours pour la même période, de 13 à 23 pour 100 000. Bien qu’elle ne soit pas mentionnée dans les statistiques, la lèpre est encore présente dans le pays.

En 1990, les dépenses militaires de l’État représentaient 222 fois celles de la santé et de l’éducation réunies. En 2008, elles représentaient 25 % du budget de l’État, selon les chiffres du gouvernement. Mais ces chiffres ne rendent pas totalement compte de la réalité : une part des dépenses d’armement n’apparait pas dans le budget, d’autre part, de nombreux bataillons  compensaient le manque de budget par des prélèvements sur la population, sur les routes. Il faudrait aussi intégrer le budget des groupes ethniques pour avoir une idée globale des sommes dépensées à la lutte entre le gouvernement et les groupes ethniques, et non consacrées au développement ; les armées ethniques faisaient payer un impôt de guerre à chaque maison, dans chaque village de la zone, et les  familles devaient aussi envoyer un membre de la famille dans l’armée (Interviews, 2010 et 2011).

L’ouverture du pays après 1988 conduisit à la signature de projets et de joint-ventures liés à l’extraction des ressources ; même si la loi encadrait l’exploitation des ressources, aucune gestion durable des ressources n’étant faite. Les autorités attribuèrent des concessions du territoire à leurs protégés, faisant passer les ressources nationales dans les mains d’intérêts privés, avec des risques de surexploitation. Les principales conventions portant sur l’environnement ont pourtant été signées par la Birmanie. Le rapport de Global Witness sur les exportations illégales de bois vers la Chine (1 camion de 15 tonnes toutes les 7 minutes, 24 heures sur 24) permit de faire connaitre la situation en 2006 aux autorités birmanes qui réagirent.

Dans le secteur de l’énergie, les investissements étrangers se multiplièrent en 2006/2007 atteignant US $ 281,2 millions soit 36,8% des investissements étrangers totaux en Birmanie, dont 98% dans le secteur de l’énergie qui manque cruellement au pays. La population, soucieuse des projets était dans la quasi impossibilité de s’organiser, isolée et pénalisée par le manque d’accès à l’information : la Birmanie est classée 174e sur 178 en termes de liberté de la presse par l’association Reporters sans frontières. Le manque d’information, lié à la répression de toute opposition empêcha la population de s’opposer aux projets gigantesques qui se mettaient en place au profit des pays voisins, Chine et Thaïlande.