Deux prix Nobel face à la pauvreté : M. Yunus et J. Stiglitz

 

 

Détail d'une bordure en tige d'orchidées.  Photo Marchés d'Asie.

Détail d’une bordure en tige d’orchidées. Photo Marchés d’Asie.

Les solutions pour lutter contre la pauvreté préconisées par les experts des organisations internationales se sont montrées inefficaces. De nouvelles réflexions voient le jour, souvent transversales, de philosophes, d’économistes, ou de sociologues, qui portent un nouveau regard sur les personnes précaires. L’industrialisation massive induit l’extraction croissante des ressources et l’augmentation de la pollution, mais l’évolution dépend aussi des choix de société, des lois du commerce international. Deux livres, deux Prix Nobel, deux approches du développement, sont mises  en parallèle, l’un de Muhammad Yunus, « Vers un nouveau capitalisme », l’autre de Joseph Stiglitz : « La grande désillusion ».

Né en 1940 au Bengale oriental (l’actuel Bengladesh), M. Yunus étudia l’économie à l’Université de Dhaka puis aux Etats-Unis où il enseignait en 1972 quand la guerre précipita son retour à Chittagong. Travaillant avec des agriculteurs au Bengladesh lors de la famine de 1974, il réalisa que l’amélioration des rendements n’était pas la solution au problème des agriculteurs : ils avaient beau travailler, les prêteurs ne leur prêtaient que contre l’assurance de vendre leur production à bas prix. Après des années de lutte pour gagner le soutien des banques, il créa en 1983 la «Grameen Bank» ou «banque des pauvres». Mais il ne s’arrêta pas là et construisit au rythme des besoins, un réseau d’entreprises, une pépinière dans des secteurs variés. Il a reçu avec la Grameen Bank le Prix Nobel de la Paix en 2006.

Joseph Stiglitz est né en 1943 à Gary, dans l’Indiana dans un milieu modeste. Il prépara un doctorat (1967) au Massachusetts Institute of Technology (M.I.T.) et enseigna la politique économique à Yale, Stanford (1974-1976), Oxford (1976-1979) et Princeton (1979-1988). En 1993, il fut nommé consultant économique du Président Bill Clinton puis, de 1997 à 1999, Economiste en chef à la Banque Mondiale d’où il démissionna ; il est maintenant professeur à la Columbia Business School, à New York ; il a obtenu le Prix Nobel d’Économie en 2001.

Muhammad Yunus, « Vers un nouveau capitalisme », Le Livre de Poche, Malesherbes, 2009. Le livre démarre sur un constat : la moitié de l’humanité vit avec moins de 2 dollars par jour et, si la mondialisation a permis entre autres, à 400 millions de Chinois de sortir de la pauvreté, le fossé s’est creusé entre riches et pauvres dans le monde ; malgré l’importance des sommes dépensées, l’objectif des Nations Unies de réduire la pauvreté de moitié en dix ans ne sera pas atteint : la mondialisation nécessite une réglementation laissant la place aux plus précaires impliquant gouvernements, organisations à but non lucratif, institutions multilatérales, acteurs de la lutte contre la pauvreté. Certaines entreprises donnent une infime partie des profits à une fondation pour promouvoir l’image et donc l’intérêt de l’entreprise ! Au final dans l’économie capitaliste, seul compte le profit financier.

Yunus trouve là un décalage entre la théorie enseignée et la réalité de son terrain : il y voit un angle mort du capitalisme qui suppose que les hommes sont identiques et recherchent tous la maximisation du profit. Les politiques échouent à faire reculer la pauvreté car elles considèrent les pauvres comme des fardeaux. Yunus retourne le problème, les voit comme un potentiel d’entrepreneurs et lance le social-business : une entreprise capable de s’autofinancer qui ne réalise pas de perte et dont les profits restent dans l’entreprise. Le profit n’est pas l’objectif du social business ; ses bénéfices sont sociaux. Yunus crée la Grameen Bank qui consent des prêts sans garantie pour soutenir des activités génératrices de revenu, des logements. Détenue par les pauvres à 94 %, c’est la structure de son actionnariat qui en fait un social-business. Elle a accordé des prêts à 7 millions de personnes pour un montant total de 6 milliards de dollars et un taux de remboursement de 98,6 %. La Grameen Bank repose sur une dynamique sociale source  de son succès : les emprunteurs sont membres de la Grameen ; ils font partie d’un réseau, se retrouvent régulièrement et adhèrent à ses principes. Avec le temps, la banque a évolué et introduit une grande flexibilité, avec un prêt pour les mendiants qui bénéficie à 100 000 personnes et un plan d’épargne retraites. Le total des dépôts en 2007, s’élevait à plus de 400 millions de dollars.  La fragilité du social business vient de la nécessité d’apporter des fonds pendant quelques années avant qu’il ne soit autonome. Le montant total de l’aide internationale est de 50 milliards de dollars par an, mais le soutien au microcrédit représente moins de l %. Il faudrait 5 % du montant de l’aide, soit 2,5 milliards de dollars pour changer les choses dans le monde.

Muhammad Yunnus est devenu banquier par accident dit-il, puis entrepreneur. Un climat d’ébullition permanent caractérise la Grameen, dont toutes les entreprises vendent des biens ou des services avec l’objectif d’améliorer le sort des pauvres. Les exemples ne manquent pas ! Grameen Trust s’engage dans le programme «Built-Operate-Transfer» (BOT), un programme « clés en main » pour les pays étrangers qui veulent se lancer dans le prêt pour les pauvres. Grameen Uddog a été créé pour promouvoir le tissage manuel traditionnel et réduire les importations textiles.Le Grameen Fund soutient les start-up par le prêt ou la garantie d’emprunts. Grameen Fisheries et Livestock  ont été créés à la demande du gouvernement pour valoriser des étangs et 3 000 personnes y travaillent et en perçoivent les bénéfices. Grameen Shikkh vise à re-scolariser des enfants par un système reposant sur un don dont les intérêts financent une scolarisation. En 2007, il aidait 1 200 enfants grâce à 130 donateurs. Grameen Phone a été créée en partenariat avec trois entreprises étrangères en 1996 en raison du très faible taux d’équipement téléphonique. En 2007, Grameen Phone comptait plus de 16 millions d’abonnés. Puis un programme de prêts pour des téléphones portables a fait apparaître les «dames téléphone», liens entre le monde et les villages reculés. Grameen Shakti fut fondée en 1996, avec pour objectif d’approvisionner les 70 % de la population non reliés au réseau électrique au Bengladesh. Grameen Shakti est devenue l’un des plus importants fournisseurs mondiaux de panneaux solaires et a installé cent mille systèmes. Puis Yunus monta Grameen Kalyan et Grameen Health Care Services, offrant des services de santé basiques aux familles des membres de la Grameen Bank. Grameen Danone, créée en 2005 en partenariat avec Danone produit des yaourts vendus porte à porte par les « Dames Grameen » d’abord dans des pots en terre puis biodégradables, recyclés en engrais qui seront bientôt remplacés par un pot consommable ! Yunus innove, il est dynamique et convainc le Président de Danone ou celui du Crédit Agricole par ses résultats. Sa réflexion est constante, remettant en cause ce qu’il a créé la veille. Les idées jaillissent : si un mégaport était construit à Cox Bazar, il pourrait être géré par un social business, permettrait d’accueillir des bateaux très gros et de diminuer le coût du transport.

Au Bengladesh, les résultats sont tangibles : le taux de pauvreté a chuté de 74 % en 73 à 40 % en 2005 et poursuit sa baisse, la croissance démographique de 3 % en 70 à 1,5 % en 2000 ; la mortalité infantile de 10 % à 4,1 % et l’espérance de vie de 56 ans dans les années 90 est passée à 65 ans en 2006 ; la scolarisation dans le primaire de 49 % en 90 à 74 % en 2004. Mais pour continuer à se développer, le Bengladesh a besoin d’investissements étrangers suffisants et d’accords commerciaux équitables permettant l’accès aux marchés mondiaux. Yunus prend l’exemple du Vietnam qui a reçu 18 milliards de dollars d’IDE en 5 ans. Les investissements directs étrangers IDE apportent 14 % du PIB au Vietnam, rapportent 1 milliard de $ par an et génèrent 800 000 emplois directs ; le Bengladesh, avec une population deux fois plus élevée a reçu 700 millions en 5 ans. Les droits de douane très élevés freinent les exportations : sur 3,3 milliards de dollars d’exportation vers les US, le Bengladesh reverse 0,5 milliard en droits de douane, même montant que celui versé par le Royaume-Uni pour des exportations de 54 milliards de dollars ! Les pauvres ont d’abord besoin de réglementations plus justes. Yunus montre l’inéquité des accords mais il agit sans attendre et fait la preuve de l’efficacité d’autres politiques et d’actions simples envers les pauvres. Yunus voudrait induire un changement dans les mentalités et demande plus de justice.

Joseph Stiglitz, La grande désillusion, le livre de poche, Paris, 2008
Le livre démarre lui aussi sur un constat : la mondialisation, dynamique d’ouverture au commerce international a amélioré le sort de millions d’habitants et réduit le sentiment d’isolement de nombreux pays mais elle a aussi creusé le fossé entre les plus pauvres et les plus riches. Les liens entre militants du monde, les manifestations antimondialisation sont un effet de cette « mise en relation ». Si des manifestations ont eu lieu devant le siège des institutions internationales, c’est que FMI et Banque Mondiale sont devenus acteurs primordiaux d’une économie mondiale dominée par les intérêts commerciaux et financiers des pays les plus riches.

La Banque Mondiale a pour mission de lutter contre la pauvreté. Le FMI, lui, est né de la réflexion de Keynes, qui pensait qu’un fonds mondial serait nécessaire pour garantir l’accès à l’emprunt à tous les pays en cas de crise grave. Il fonctionne avec le versement des quote-parts des contribuables du monde entier ; mais son fonctionnement reflète la toute puissance des pays développés. Le livre est une suite de «critiques» sur le FMI et les dysfonctionnements observés pendant la période où Stiglitz travaillait à la Banque Mondiale. Il nous montre la mise en place d’une politique unique imposée à tous les pays sans consensus où les intérêts commerciaux ont évincé l’humain et la justice sociale. Un demi-siècle après sa fondation, le FMI a échoué dans sa mission car les crises sont de plus en plus fréquentes et de plus en plus graves. Stiglitz en étudie les raisons. L’entretien annuel entre le FMI et les pays donne lieu à l’attribution d’une note économique que seuls les pays riches peuvent ignorer : si les US avaient suivi les recommandations du FMI, ils n’auraient pas connu l’expansion économique et la baisse du chômage des années 2000. Les pays riches ont édifié leur économie, protégeant certains secteurs jusqu’à ce qu’ils puissent soutenir la concurrence étrangère. Ils ont organisé la mondialisation pour en avoir les bénéfices, fermant leurs marchés aux produits des pays pauvres tout en les forçant à ouvrir leurs marchés à leurs produits.

Concernant les politiques monétaires, Stiglitz met en évidence de nouveau l’inéquité de traitement entre les pays. Lorsque le Président Clinton s’inquiètait de l’augmentation d’un quart de point des taux d’intérêts aux USA, le FMI  imposait des hausses de 25 points en Corée du Sud en 1997, poussant à la faillite les firmes endettées, mesure qui provoqua la fuite des capitaux et étranglé l’économie. Certaines des mesures imposées à la Corée du Sud étaient sans fondement, d’autres eurent des répercussions désastreuses, mais le FMI imposa les conditions habituelles de restrictions et de focalisation sur l’inflation. Sous influence des US, il imposait à la Corée du Sud des conditions qu’il jugeait inacceptable pour lui-même.

De même, le FMI dépense des milliards pour maintenir des taux de change pendant une durée suffisante pour que les étrangers fassent sortir leur argent du pays à des conditions favorables, grâce à l’ouverture des marchés de capitaux imposée par le FMI ! De même, si la restructuration des entreprises imposée par le FMI dans bien des pays est nécessaire, car les coûts sociaux engendrés par les licenciements imposés sont importants. Le FMI prend en compte l’évolution des statistiques mais ignore le risque social et politique ; il dépense pour soutenir des taux de change mais pas pour aider les pauvre. Stiglitz propose une autre stratégie en cas de crise permettant de maintenir l’économie près du plein emploi grâce à une politique budgétaire expansionniste et la réorganisation des sociétés au lieu de liquider. Du diagnostic au traitement, l’échec de la politique du FMI va être flagrant au cours de la crise asiatique de 1997. Alors que dans les années 90,  les rapports économiques évoquaient un « miracle asiatique », le FMI poussa à une libéralisation totale et rapide des marchés de capitaux pour accélérer le développement, mettant les pays à la merci des investisseurs. Les marchés boursier, monétaire ou immobilier s’enflammèrent puis s’effondrèrent. Personne, pas même le FMI n’avait réalisé les faiblesses du système et la gravité de la crise ; pourtant, dès 1997, le FMI incrimina la corruption des états. Les pays furent soumis à une très forte pression pour ne pas relever les droits de douane et que les monnaies ne soient pas dévaluées mais l’austérité des mesures exigées aggrava la situation. En Indonésie, la production en 2000 était toujours inférieure de 7,5 % à celle de 97. La Malaisie qui refusa l’aide du FMI, prit des mesures à l’opposé de celles que voulait imposer le FMI, En 2003, elle était en meilleure position que les pays qui ont suivi les recommandations du FMI.

Concernant le passage à l’économie de marché des pays du bloc soviétique, peu de pays ont retrouvé un PIB / PNB égal à celui d’il y a dix ans; pour les autres, la transition vers l’économie de marché a entrainé l’augmentation du nombre de pauvres et fait la fortune d’un très petit nombre. En Russie le niveau d’inégalités est catastrophique. Une poignée d’amis d’Eltsine sont devenus millionnaires mais l’état ne peut pas payer les 15 dollars mensuels des retraites.

Les auteurs font la même constatation : la mondialisation a fait reculer la pauvreté à certains endroits mais elle nécessite des règles. La démocratie implique des débats y compris sur la politique économique ; les pays pauvres y ont droit. Si Yunus s’engage dans l’action au contact des pauvres, Stiglitz lui, reste dans le discours et exprime le recul du FMI, fixé sur les chiffres de la croissance et non sur la population. Le développement des pays pauvres est dépendant des investissements étrangers, de prêts équitables et d’accords permettant l’accès aux marchés mondiaux. Les négociations entre le FMI et les pays pauvres devraient déboucher sur un consensus. Yunus porte sur la pauvreté un regard neuf. Il mise sur le dynamisme des pauvres, construit ses sociétés avec eux premières esquisses du social business, pièce manquante du système capitaliste solution pour traiter les enjeux qui lui sont actuellement étrangers. C’est le livre d’une aventure humaine.

Stiglitz nous présente le FMI préservant les intérêts et l’idéologie financière occidentale et peu ouvert au débat, désireux de rester seul maître à bord, allant jusqu’à étouffer la proposition de 100 milliards de dollars du Japon en 1997 pour la création d’un fonds monétaire asiatique. Son livre : « la grande désillusion », (la sienne ?) est un réquisitoire contre les méthodes du FMI. A l’inverse de celui de Yunus, le regard, celui du FMI, porté sur la pauvreté se fait avec tant de recul que tout rapport à l’humain disparait. Le lecteur est parfois un peu agacé d’autant de critiques de la part d’un économiste, acteur pendant un temps, à la Banque Mondiale.