La pauvreté vue par Amartya Sen

 

Détail d'un tissage Chin. Photo Marchés d'Asie.

Détail d’un tissage Chin. Photo Marchés d’Asie.

Amartya Sen reçoit en 1998 le prix Nobel de l’économie pour son innovante « Théorie du développement ».  Il naît en 1933, à Santiniketan, au Bengale (Inde). En 1947, au moment de la partition de l’Inde, il émigre en Inde. Il étudie à Calcutta (Inde), puis au Trinity College, Cambridge (Royaume-Uni), enseigne l’économie à Calcutta, New Delhi, puis à Oxford, Cambridge, dont il est le recteur à la fin des années 1990 et Harvard (États-Unis) en 2004.

Il renverse l’approche de la pauvreté, mettant le choix individuel et la démocratie au centre de son approche. Il lie la possibilité pour les individus à réaliser leurs choix au débat et à la démocratie, et ses réflexions sur le développement ont un écho particulier en Birmanie, à une période de transition où le dialogue peine à se mettre en place entre les acteurs.

Il démarre ses recherches en étudiant les famines dans le monde, et montre que les famines les plus graves se sont produites alors qu’il y avait suffisamment pour nourrir la population mais alors que la garantie des droits (vendre, travailler, acheter) n’était pas assurée, les populations subissant la famine ne demandant pas mieux que de travailler, sans en avoir le choix. L’étude des famines ne peut pas se réduire à un problème de ressources et à la mise à disposition de ressources : il faut prendre en considération les ressources existantes et la liberté réelle des individus à y accéder. Il centre ensuite son œuvre sur la justice sociale qu’il étudie en « pensant en philosophe, et avec les outils de l’économiste ».

Dans son livre, L’idée de justice, il revient sur l’histoire de trois enfants se disputant une flûte, l’un la revendique car il est le seul à savoir en jouer, l’autre parce qu’il est pauvre et n’a pas d’autre jouet, et le dernier, parce qu’il l’a fabriquée, montrant ainsi que le «parfaitement juste» n’existe pas. Amartya Sen donne des outils de réflexion et propose de chercher à éliminer les injustices flagrantes, de la faim à la précarisation, de la non-scolarisation des enfants au non-accès à la santé. Il ajoute une dimension éthique à la recherche économique, et reçoit pour cette innovation, le Prix Nobel de l’économie en 1998. Il repense l’inégalité et la pauvreté, et imagine le concept de capabilité et de fonctionnements économiques : il lie économie, société et environnement incluant, pour une comparaison juste, la prise en compte des inégalités naturelles, sociales ou environnementales.

Il aboutit à sa « Théorie de la capabilité », la capabilité d’une personne étant sa capacité réelle de choix et de réalisation de « fonctionnements », une vie étant une suite de fonctionnements, c’est à dire de réalisations. Une même quantité de biens distribuée entre deux individus peut ainsi mener à des inégalités de réalisations venant d’une inégalité de capacité de conversion. Mais, partant des inégalités et des handicaps, des institutions justes peuvent restaurer les libertés fondamentales puisque, à partir d’un choix, la réalisation dépend ensuite des facteurs de conversion, faisant ici intervenir l’État par la possibilité pour les citoyens de s’exprimer, la justice, la corruption, la couverture sociale…. La capacité à convertir une même ressource en réalisation varie donc d’une personne à l’autre et l’inégalité des biens peut aller de pair (ou non) avec l’inégalité des réalisations en raison des facteurs personnels, sociaux ou environnementaux. Il analyse ce qu’une personne a réalisé avec les ressources dont elle dispose, compte tenu de son contexte propre, des choix, possibles ou impossibles, en insistant sur la liberté réelle de choix valorisées sans distinction d’origine, de classe ou de richesses. On schématise ainsi la théorie d’Amartya Sen :

Ressources et facteurs de conversion

Fonctionnements (capabilités)

Choix

Fonctionnements réalisés.

Il aboutit à une nouvelle conception du développement économique et une nouvelle approche de la pauvreté intégrant les handicaps et les atouts de l’individu, ses choix individuels mais aussi la gouvernance et l’environnement dans la globalité du contexte.
Il met au point, avec l’économiste Pakistanais Mahbub ul Haq, une méthode de mesure de la pauvreté, l’IDH, (Indicateur de développement humain) qui intégrant au même niveau que le revenu national, la prise en compte de la santé, l’espérance de vie et l’éducation. Son approche est à présent reprise par les instances internationales, en particulier le PNUD. Sa définition du développement ne limite pas à la croissance économique mais englobe la gouvernance ; il propose d’orienter les politiques publiques vers « l’extension des capabilités » des individus, en particulier des plus précaires (par la justice, le débat, l’éducation, la lutte contre la corruption… (BONVIN, JM., FARVAQUE, N., Amartya Sen, une politique de la liberté, Éditions Michalon, Paris, 2008, p 51.). Son approche par capacité lie développement et lutte contre la pauvreté à la démocratie, par l’accroissement des libertés des individus, la prise en compte les choix individuels aboutissant à un consensus.

Pour Amartya sen, la pauvreté est non seulement un revenu bas, mais aussi la privation des libertés fondamentales. Les critiques de cette approche viennent de la difficulté à évaluer quantitativement les libertés ou à disposer d’une grille d’évaluation du développement ou de la lutte contre la pauvreté. Amartya Sen donne de l’importance à toute réalisation ; et pourtant, toutes n’ont pas la même valeur : certaines sont plus fondamentales (se nourrir, se loger) que d’autres, comme faire du sport. Il parle de capabilités de base pour les besoins vitaux, caractérisées par une nécessité vitale ou une situation d’urgence.

D’autres capabilités fondamentales sont aussi cruciales comme l’intégration sociale ou la participation à la vie démocratique que Sen qualifie de complexe car variant d’une société à l’autre, l’idée étant d’assurer à une personne la liberté réelle de faire ses choix et de pouvoir les accomplir. Idem, p 74. Mais Amartya Sen, face aux critiques, est constant dans son raisonnement : le débat doit donner de la place au plus grand nombre d’individus et aboutir à des décisions consensuelles. La démocratie apparaît comme une nécessité : les mouvements récents en Tunisie, en Égypte, en Lybie, ou en Syrie, le montrent ; remettre en question la démocratie relève de la volonté de perpétuer un pouvoir autoritaire. Par un parallèle entre la Chine et l’Inde au sujet de leur politique de santé Amartya Sen, montre l’impact positif direct de pratiques démocratiques sur des facteurs comme l’espérance de vie.

Enfin, pour contrer les critiques sur la nécessité de mettre en place la démocratie, Amartya Sen évoque « l’hypothèse de Lee », du nom de Lee Kwan Yew, l’ancien Président de Singapour, souvent mise en avant comme argument contre la démocratie mettant parallèle la croissance forte de certains pays (Chine, Corée du Sud, Singapour) avec un régime fort, priorisant la croissance économique qui finira par apporter la démocratie. Dans un régime autoritaire, la croissance doit être mise en balance avec le manque de droits civiques ou économiques : disposer de revenus permettant de consommer n’a rien à voir avec la démocratie ou la liberté, tout comme la démocratie ne peut être limitée à l’organisation d’élections.

Si la lutte contre la pauvreté passe par la démocratie et le débat, elle nécessite aussi, en parallèle à la mise en place d’institutions et de pratiques démocratiques, un accès à l’information et à l’éducation développant la capacité à argumenter et débattre, à exprimer un point de vue et intégrer celui des autres. L’obtention d’un consensus sur les valeurs de la nation permet, par le débat, de participer à la lutte contre la pauvreté.